Paroles de marcheurs

Cette page regroupe les articles ou interventions de Jean Romnicianu, ou d'autres marcheurs du même tonneau.

 

"On croit qu'on va faire un voyage, mais bientôt c'est le voyage qui vous fait, ou vous défait."
Nicolas Bouvier, L'usage du monde.
  1. Interview de Jean Romnicianu pour le blog de Fabien Roger
  2. "Le chemin" et autres textes de slam de Jéhan Lepretre.
  3. "Petite philosophie à l'usage des marcheurs" de Jean Romnicianu
  4. Article de Jean Romnicianu "la délectable légère de l'être" Carnets d'Aventures N°62
  5. Article de Jean Romnicianu "Pacific Crest Trail : 5 mois pour changer la vie, Carnets d'Aventures N°50

Interview du 19 mai 2023 de Jean Romnicianu pour le blog de Fabien Roger  itinerairedevoyagenature.blogspot.com

 

voir le blog : https://itinerairedevoyagenature.blogspot.com/2023/05/interview-jean-romnicianu-sahib-voyageur.html

 

J'ai répondu aux questions suivantes :

 

         Peux-tu brièvement te présenter, toi et ton parcours ?

 

        Comment est née ton attrait pour le voyage et pour la randonnée ?

 

         Tu as parcouru le PCT et le CDT (4200km chacun !) ainsi que plusieurs treks au Népal, quel(s) intérêt(s) trouves-tu dans la marche (très) longue distance ?

 

        Tu as refait 3 mois sur le PCT, pourquoi y revenir ?

 

        A quand l'Appalachian trail pour la triple couronne ?

 

        N'as-tu pas envie de découvrir d'autres pays que les USA et Népal ? Par exemple les sommets d'Amérique du Sud ou d'Afrique ?

 

        Dans quels autres pays as-tu voyagé et lesquels conseillerais-tu plus particulièrement ?

 

        Comment prépares-tu de tels voyages ?

 

         Quels conseils donnerais-tu à ceux qui veulent se mettre à la marche longue distance ? Et les erreurs à éviter ?

 

        Tu attaches beaucoup d'importance à l'ultra-léger, on imagine les avantages. Mais cela doit supposer un confort très spartiate ?

 

        Tu fais aussi beaucoup de VTT, j'imagine que l'organisation doit-être différente ?

 

        Je vois que tu écris des livres et des articles. Est-ce ainsi que tu finances tes voyages ?

 

        As-tu recours à des financements extérieurs (type sponsors) ? Si oui comment ?

 

        Aujourd'hui quelle est la suite du projet ?

 


Textes de slam de Jéhan

Jéhan est cuisinier au restaurant et gîte "Les Soleils" à Marlanges, près de Mérinchal, dans la Creuse, mais il est beaucoup plus que cela : marcheurs ultra-léger, il part chaque hiver, lorsque le restaurant ferme, pour de long périples comme le tour des côtes bretonnes ou Saint Jacques, et il le fait en tenant un pari un peu fou : demander chaque soir l'hospitalité en prenant le risque de ne pas porter lui-même de tente... et ça marche !

Jéhan est aussi poète : il écrit de magnifiques textes qu'il récité en slam à l'occasion devant le public de son restaurant convié pour l'occasion. Sahibvoyageur est heureux d'offrir au lecteur un choix de ces textes relatifs à la randonnée.

 


LE CHEMIN

 

On se déshabille, on entre dans la peau du pèlerin

On pense tout quitter mais en fait on ne perd rien ;

Mieux vaut partir léger on aura bien assez de soi-même

On ne sait pas ce qu'on va chercher, mais le chemin nous l'amène.

 

Lentement les jours s'enfilent comme les perles d'un collier

De plus en plus libre, les étiquettes sont décollées ;

Tout nous attire l’œil, plus rien ne nous impressionne

On se sent devenir quelqu'un en étant plus personne.

 

Jour après jour on sent l'être prendre le pas sur l'avoir

Perdu dans notre tête, on peut faire des kilomètres sans rien voir ;

Le quotidien reprend toutes les couleurs de l'arc-en-ciel

On oublie l'important, on retrouve l'essentiel.

 

Quel que soit le temps, l'humeur, on a cette envie folle d'avancer

On traîne des pieds, on court, on vole, on se surprend à danser ;

Le saut dans le vide est un tremplin, l'inconnu nous apprend

On croit prendre le chemin, c'est le chemin qui nous prend.

 

Avant de partir, on s'est construit des rêves d'aventuriers

On se projette et s'imagine sans savoir ce qu'on va endurer ;

Après l'euphorie du départ, les déboires, les coups de barre, l'absence de visages

L'ennuie, la fatigue, le corps qui grince et la monotonie des paysages ;

 

Il y a des journées où la lassitude se nourrit de nos pas

On ne sait plus pourquoi on est parti, pourquoi est-ce qu'on est là ?

Quand une main survient pour nous donner un coup de pouce

Cette main c'est un regard, un coucher de soleil, une lumière douce ;

 

Ce qui semblait anodin relève tout à coup du merveilleux

Pour ne pas dire qu'on pleure, on dira qu'on a les larmes aux yeux ;

Etrangement, pour la première fois peut-être on se sent libre

Etrangement peut-être, pour la première fois on se sent vivre.

 

L’aventure se cache dans des détails, sur l'édifice du chemin

Les habitudes deviennent des pierres de tailles ;

On lace nos chaussures, croque une pomme, le bonheur nous est tendu

On dit des choses à voix basse et l'on se sait entendu ;

 

On oublie tout et tout s'efface : nos peurs, nos souvenirs, nos projets de carrière

On avance et pour rien au monde on ne reviendrait en arrière ;

C'est en respirant qu'on se rend compte à quel point on étouffait

On croit faire du chemin, en réalité c'est le chemin qui nous fait.

 

(On abandonne les sécurités pour être prêt à tout

Pour se rendre disponible, repérer les indices, écouter la voix en nous ;

Ce sont des mots que l’on caresse ou bien des pensées qui nous effleurent

C'est la route pour adresse, le chemin qui s'ouvre comme une fleur.)

 

De hasards en coïncidences, on s'en remet à la providence

Sur la partition du chemin tout sonne comme une évidence ;

Retourné dans tous les sens on devient papier mâché

On découvre, on savoure la chance qu'on a de pouvoir marcher ;

 

 

On doute, on dérape, on hésite, on trébuche, on glisse, on se vautre

Seul avec soi-même, on a l'impression d'être quelqu'un d'autre ;

 

On avance entre bois, sentiers côtiers et macadam

Le chemin soigne les hématomes de nos états d'âmes

Plus vivant, plus vrai, on ne veut pas faire demi-tour à la raison

On a traversé les quatre saisons, la route tourne

 

 On appréhende le retour à la maison.

---------------------------

Autres textes de Jéhan ICI

 


Petite philosophie à l'usage des marcheurs

Les hommes ont depuis l'origine tendance à personnifier ce qui les entoure, à attribuer des valeurs : la nature serait bonne, l'industrie mauvaise, le beau temps bon, l'orage mauvais... simplification évidemment, juste utile à illustrer une polarisation tellement entrée dans le langage que nous n'y prêtons plus attention. Or la nature n'est ni bonne ni mauvaise, elle n'est pas un être, elle n'a pas de sentiment ou d'intention, elle fonctionne sans amour et sans haine. Nous la modifions, mais elle nous ignore à titre individuel. Pourquoi ces Lapalissades ? Parce qu'elles sont utiles pour comprendre que toutes nos réactions négatives face à une nature qui contrarie nos plans ne proviennent que de nous, que nous en sommes les seuls créateurs.

 

Nous pouvons rester maîtres des émotions dont nous investissons les événements qui nous frappent. Déception, maladie, âge, conditions extérieures de toutes sortes ne sont qu'un cadre neutre dans lequel notre liberté s'épanouit pour peu que l'on choisisse de ne pas se laisser guider par les réponses socialement convenues que l'entourage nous impose par mimétisme. Nous impose ? Oui ! Nous sommes avant tout le reflet des attentes des autres, de leur regard sur nous. Attentes de nos proches d'abord, puis de la société. Par désir de nous intégrer au groupe, de plaire, d'être aimé, nous faisons preuve de mimétisme, nous adaptons nos envies aux normes de notre environnement.  

Qui se plaint de la nécessité de manger ou de dormir ? Alors, pourquoi se plaindre d'événements tout aussi inéluctables ?  Bien sûr, certains faits sont plus pénibles que d'autres et la douleur a sa propre façon de s'imposer, mais nous sommes seuls maîtres de l'importance que nous allons accorder à ce qui nous arrive.

Dans notre monde toujours plus pressé, toujours plus rapide, nous avons oublié la valeur de la patience et c'est bien dommage car c'est un mode essentiel de l'acceptation du réel. Accepter le réel, par opposition à exiger la réalisation de nos envies, est une des clefs d'une vie sans stress. Le train a du retard ? Oui, c'est agaçant, peut-être dérangeant, mais vous croyez que se mettre dans tous ses états va le faire arriver plus vite ? Le seul vrai résultat est de vous gâcher la vie : vous allez attendre, autant attendre sereinement.

La marche, c'est aussi cette possibilité qui nous est offerte de crever la surface du quotidien pour plonger dans des ressentis inhabituels, dérangeants peut-être, mais qui nous laissent entrevoir une autre façon d'être au monde, une façon faite d'appartenance plutôt que d'appropriation, un mode de vie qui puise sa joie dans l'être plutôt que dans l'avoir. Dépouillé du superflu, noyé dans un tout immense et indifférent qui remet notre petite personne à sa place insignifiante, nous pouvons plus facilement trouver notre propre centre, plus facilement réaliser qu'au tréfonds de nous, notre bonheur ne dépend que de nous-même.

La marche ultra-légère, par le dépouillement qu'elle impose, pose une question primordiale soigneusement occultée par la société de consommation : qu'est-ce qui est VRAIMENT nécessaire à mon bonheur ?

 

Au fil du temps peut ainsi s'installer l'idée que le bonheur, ou au moins la sérénité, passe aussi par la simplicité, par un certain détachement envers les possessions, par la prise de conscience que, contrairement à ce que nous serine la publicité, la vie ne nous doit rien, que le monde est indifférent et que nous sommes seul artisan de notre bonheur.

 

Assister à l'embrasement d'une montagne inconnue le soir, s'émerveiller au débouché d'un col encore improbable la veille, écouter le murmure de la forêt la nuit, vivre la renaissance du monde à l'aube, tous ces instants de vie intense n'émergent que dans la quiétude d'un moi apaisé qui a cessé de se projeter au-devant de la scène pour accepter de s'ouvrir au réel.


La délectable légèreté de l'être

Un marcheur devenu MUL

Comment la marche au long et le bivouac ont changé ma vie

 

Article paru dans Carnets d'Aventures  N°62, janvier-février 2021

 

Des premiers bivouacs dans la forêt toute proche aux grandes itinérances, la marche au long cours et le bivouac ont changé la vie de Jean. Il évoque pour nous son cheminement vers le bonheur !

 

Texte et photos : Jean Romnicianu

sahibvoyageur.fr

 

 

1969. J'ai 15 ans et le cœur qui bat : je pars pour la première fois avec un copain de mon âge camper seuls dans la montagne de Reims. Énorme sac à claie de 80 litres sur le dos, pataugas aux pieds, nous abordons la forêt à la nuit tombante. Sur la départementale, ça va, nous sommes encore en terrain connu mais viennent les chemins et la forêt qui se resserre : les lampes s'affolent à n'éclairer que des branches, jamais ce qui a craqué, là, à gauche, mais si, je te dis, là ! Minuit et 30 km parcourus : monter la canadienne en coton aux mats d'acier, allumer le butagaz, faire cuire les nouilles et déjà la pluie menace, puis tombe. Dans la tente, sur nos matelas de mousse dure, nous tentons de ne pas mettre en contact toit et double-toit sous peine de fuites. Demain, la tente pèsera une tonne, c'est sûr, mais quelle ambiance !

Le goût de la marche

La marche a d'abord été un moyen d'échapper au pensionnat le week-end, mais j'y ai très vite pris goût et entrainé l'un ou l'autre de mes amis durant les vacances : GR 4, GR 5, Causses, Cévennes… que des bons souvenirs malgré les sacs de 20 kg qui étaient la norme, les épaules en compote et les ampoules dès les premiers jours dans des chaussures trop lourdes et mal faites.

50 ans plus tard on idéalise son vécu d'adolescent, mais je crois qu'au-delà de l'aspect sportif alors prééminent, nous soupçonnions déjà que ces espaces libres ont un message plus profond que leur simple beauté, que le vent a quelque chose à nous apprendre, que l'aube est une parabole.

Mulet au Népal

Études finies, je suis parti en routard, pouce levé Porte d'Orléans ; mes pas m'ont conduit au Népal en 1980. Je me suis lancé dans le tour des Annapurna avant même que les auberges n'y existent, puis j'ai enchainé avec le Sanctuaire avant de rejoindre Katmandou à pied : 40 jours en pleine nature au contact de gens simples et sereins. Katmandou m'a bouleversé avec ses rues éclairées aux bougies ce jour-là et pavées de briques, ses maisons newars aux bois noirs sculptés, ses senteurs d'épices et la quasi-absence de véhicules : j'ai voulu y rester. D'abord étudiant pour obtenir un visa, puis engagé localement au Centre Culturel Français, j'y ai travaillé 16 ans, et ai pu ainsi multiplier les treks.

Pas assez argenté les premières années pour m'offrir les services de porteurs, j'ai appris le sens de l'effort et l'importance de la respiration : un col à 5400 m et 18 kg sur le dos vous enseignent les deux ! Un pas, inspiration, un pas, expiration : on croit se traîner, mais on arrive le premier en haut. Bonne école aussi pour l'orientation, avec ces cartes « Mandala » bleues hautement fantaisistes qui oubliaient parfois une vallée entière.

Faute de revenir en France, mon matériel provenait du surplus des expéditions himalayennes, adapté à la haute montagne plus qu'à la marche. Du chaud, du solide, mais du lourd : je crois que mon sac de base (tout, sauf l'eau et la nourriture) n'a jamais pesé moins de 15 kg. Un vrai Marcheur Ultra Lourd Et Têtu : un MULET, quoi.

MUL option luxe

Et puis j'ai un peu mieux gagné ma vie et découvert le plaisir de partir, seul ou avec ma femme, accompagnés d'une équipe népalaise : là, c'est le luxe : un sac plus léger, une tente et des matelas confortables, le riz-lentilles quotidien cuisiné pour nous et la possibilité de s'aventurer sur des itinéraires inconnus, hauts, déserts, en autonomie sur plusieurs semaines avec des compagnons increvables et enchantés d'être là, car être porteur touristique est considéré peu exigeant et bien payé selon les normes du pays. Somme toute, je devenais sans le savoir un Marcheur Ultra Léger, un MUL option luxe.

La marche est une école

Et là, j'ai commencé à comprendre que la marche est avant tout une école.

Débarrassé de la gestion du trek et de la fatigue induite par un sac lourd, le côté contemplatif de la marche se dévoile car la relative absence d'effort et le rythme tranquille des porteurs libèrent à la fois de l'obsession de la performance et d'une fatigue qui verrouille le regard à deux mètres devant nos pieds. L'œil peut enfin errer sur le paysage, les arrêts fréquents incitent au calme. Le trek cesse d'être une rude marche de haute altitude pour devenir une parenthèse dans la vie professionnelle, un moment hors du temps et du monde où d'autres normes s'imposent : lenteur du vécu, simplicité, calme, silence, coupure avec l'extérieur – nous sommes avant l’ère des smartphones dans les collines népalaises – un moment de remise en question implicite de notre mode d'existence et de nos buts.

Non, je n'ai pas eu de révélation fulgurante, mais la répétition de ces intermèdes, même limités aux deux à trois semaines imposées par le travail, m'a permis de réaliser que notre milieu familial et social se charge bien souvent à notre place de nous fixer des buts dans la vie, et nous place sur des rails sans trop tenir compte de nos besoins profonds : s'orienter vers la branche où nous avons le plus de facilité, y progresser autant que faire se peut, remplir les critères sociaux de la réussite, voilà ce qu'un bon fils doit faire. Assis le soir face à l'immensité d'une face rocheuse se perdant dans les nuages, à cinq jours de la plus proche route, l'esprit au repos, il devient difficile d'esquiver la question : qu'est-ce que je veux, vraiment ?

Qu'est-ce que je veux, vraiment ?

La marche MUL m'avait dès lors engagé dans une spirale de questions : ce que je veux ? mais qui est « je » ? L'intuition qui m'avait poussé hors d'Europe s'affirmait : nous sommes avant tout le reflet des attentes des autres, de leur regard sur nous. Attentes de nos proches d'abord, puis de la société. Par désir de nous intégrer au groupe, de plaire, d'être aimé, nous faisons preuve de mimétisme, nous adaptons nos envies aux normes de notre environnement. Pourquoi pas d'ailleurs, si cela fonctionne, mais dans le cas contraire il faut creuser. C'était mon cas. Bon, j’avais probablement simplement réinventé la roue mais c'était ma roue. [R3] Restait [R4] à savoir ce que cela impliquait.

Au fil des quelques 18 mois cumulés de treks au Népal s'est installée la certitude que – pour moi – le bonheur, ou au moins la sérénité, passait par la simplicité, par un certain détachement envers les possessions, par la prise de conscience que, contrairement à ce que nous serine la publicité, la vie ne nous doit rien, que le monde est indifférent à notre petite personne et que nous sommes seul artisan de notre bonheur.

Assister à l'embrasement d'une montagne inconnue le soir, s'émerveiller au débouché d'un col encore improbable la veille, écouter le murmure de la forêt la nuit, vivre la renaissance du monde à l'aube, tous ces instants de vie intense n'émergent que dans la quiétude d'un moi apaisé qui a cessé de se projeter au-devant de la scène pour accepter de s'ouvrir au réel.

Marcher léger… et longtemps

C'est donc très naturellement que, rentré en France en 2012, j'ai voulu recréer les conditions de ces heures privilégiées en continuant à marcher léger. Heureux hasard, c'est à peu près à ces dates que le matériel disponible chez nous commençait sa cure d'amaigrissement. L'apparition de chaussures de course en montagne performantes, en particulier, a fait une différence de taille : enfin un chaussant bien taillé, léger, souple, amorti et séchant vite. Fini les ampoules. Youpi !

Tout le reste évoluait à l'avenant : les fibres synthétiques devenaient souples, agréables sur la peau, chaudes avec les polaires, protectrices avec le Goretex ; fini le coton toujours humide, le lourd pull en laine, la parka de deux tonnes. L'habillement passait au multicouche léger et le séchage rapide autorisait le remplacement d'habits de rechange par un bout de savon. Plus de tente canadienne en coton : du silnylon enduit et des arceaux devenus la norme – d'abord en fibres de verre cassantes puis en alu – et les intempéries nocturnes cessaient d'être un problème. Seuls les sacs à dos, bien plus confortables certes, offraient encore d'innombrables accessoires peu utiles et une solidité souvent bien au-delà des besoins.

Les habitudes des marcheurs français, elles, ne changeaient pas beaucoup et je continuais de ne voir que des MULETs bien chargés sur les sentiers.

GR 4, Lubéron, Cantal, GTJ, les balades s'enchainaient, mais trop courtes à mon goût pour cause d’obligations professionnelles. Ces intermèdes entretenaient la flamme, mais ne faisaient que souligner la richesse de ces instants dépouillés face à la pression du travail, qui tente de combler notre vie en se faisant croire au centre de tout alors qu'il n'est qu'un moyen. L'approche de la retraite a ainsi fait naître le désir de plus en plus pressant d'une très longue marche qui accorde le temps au temps, qui me pousse dans mes retranchements, non pas physiques (quoique…) mais intérieurs.

Je me suis fixé sur le Pacific Crest Trail et ses 4000 km comme initiation à la vie de retraité en 2016 (ndlr : cf. « PCT, 5 mois de marche pour changer de vie » dans CA50). La recherche d'informations m'a conduit sur le site de l'association qui gère le PCT, puis sur des blogs de marcheurs et sur le forum de randonner-leger.org. J'y ai découvert que j'avais des progrès à faire, que la France était en retard en matière de MUL et que seule cette approche permettait d'espérer inscrire une marche dans la durée.

L'arrivée dans la panoplie du marcheur du Composite Dyneema, ou Cuben, a modifié la donne en proposant des tentes monoplaces de 500 g ou des sacs à dos avec armatures de 700 g. Les matelas gonflables sont devenus fiables, confortables et légers, la qualité des smartphones nous a permis de les substituer au GPS et, pour certains, à l’appareil photo. Je suis donc parti sur le PCT avec un sac de base de 7 kg : pas encore ultraléger, mais un bon début.

La MUL : peu dans le sac, bien dans la tête

Deux aphorismes résument bien la MUL :

-        « Le plus léger, c'est ce que l'on ne prend pas »

-        « Un sac lourd est un sac rempli d'inquiétudes »

Eh oui : tous ces petits riens « au cas où », tous ces articles trop gros pour l'usage qu'on en fait, tous ces trucs que l'on porte 10 heures pour les utiliser 10 minutes, tout cela c'est du poids en trop, mais surtout une peur de manquer, un refus de la simplicité, la crainte du dépouillement. Dépouillement qui est au cœur de la démarche MUL, dépouillement matériel d'abord, mais qui mène à l'allégement de l'esprit.

Être MUL, c'est un peu de technique mais surtout une découverte : accepter que nous avons besoin de très très peu de chose pour vivre bien, car ce « bien » réside dans notre tête, pas dans notre sac.

Le PCT a changé ma vie : il était temps. Au-delà d'une nature immense et magnifique qui vous prend à la gorge, j'y ai compris que les obstacles de toute nature auxquels nous nous heurtons sont des données impersonnelles que nous ne maîtrisons pas : elles ne nous visent pas, elles ne sont ni bonnes ni mauvaises, elles sont là, et nous impactent. Personne n'y peut rien. Il nous appartient par contre de gérer leur impact, de ne pas les laisser nous affecter, en particulier en les chargeant d'un contenu émotionnel négatif qu'elles ne possèdent pas en elles-mêmes.

Face à ces accidents de la vie, nous devons maîtriser une première réaction négative assez naturelle mais destructrice, et choisir d'y voir une occasion de grandir. Maladie, âge, conditions extérieures sont un cadre neutre dans lequel notre joie s'épanouit pour peu que l'on choisisse de ne pas se laisser guider par les réponses socialement convenues. Qui se plaint de la nécessité de manger ou de dormir ? Alors, pourquoi se plaindre de situations tout aussi inéluctables ? Bien sûr, la douleur a sa propre façon de s'imposer, mais nous sommes seuls maîtres de l'importance que nous allons accorder à ce qui nous arrive.

Marche et bivouac libèrent...

La marche au long cours, par sa lenteur, sa durée, la répétition infinie d'un geste simple, nous conduit à une forme de méditation si on la laisse faire. Se déploie alors en nous la réalisation que nous sommes libres, libres non au regard des contraintes extérieures, mais, plus important, face aux réponses que ces contraintes éveillent en nous.

Le bivouac en autonomie libère, lui, de la tyrannie du temps : nulle part où arriver, la liberté de se poser là, 10 minutes ou des heures, de prendre des variantes. On apprend à mépriser le but au profit de l'instant, du chemin, et qu'importe si le ravitaillement ne suit pas : un jeûne de quelques jours fait du bien. Si, si : essayez.

Le temps de me remettre du PCT avec un GR 10 pyrénéen tranquille l'année suivante, et je suis reparti aux USA pour aborder le Continental Divide Trail : toujours Mexique - Canada, mais sur la ligne de partage des eaux (ndlr : voir l’encart livres). Entre-temps j'avais un peu progressé en MUL et ne portais plus que 5,5 kg en poids de base : j'avais ainsi abandonné le réchaud et ne mangeais plus que du réhydraté à froid : on s'y fait très bien, et c'est un pas de plus vers la simplification.

Si le PCT avait été une découverte, le CDT fut une confirmation éclatante. Le vécu d'une telle expérience est unique à chacun mais pour ma part, à 66 ans et après un cancer du rein début 2019, je reviens empreint d'un sentiment de sérénité, d'une joie tranquille peu différenciable du bonheur. Et ce sont ces marches longues en autonomie qui m'ont permis d'intérioriser les idées et les valeurs acquises ou pressenties au niveau intellectuel, mais qui restaient peu présentes dans mon vécu quotidien. Bien plus, tout comme mimer le rire finit par vous mettre en joie, se placer en position de MUL décape l'être, même s'il n'en demandait pas tant, et lui révèle l'incroyable potentiel qui sommeille en lui sous les couches de matérialisme.

Partez. Partez loin, partez longtemps, seul ou à deux. Apprivoisez le silence, écoutez, ressentez. Fuyez un instant la société pour vous (re)connaître, vous.

… et peuvent changer votre vie

Et la Marche Ultra Légère dans tout cela ? Ah oui, la MUL. Et bien, remettons-la à sa place : un outil, précieux, oui, mais seulement un outil. Faut-il alors s'y lancer ? Oui encore et pour deux raisons :

-        D'abord par plaisir, parce que porter moins reste la meilleure façon d'apprécier toute marche, longue ou courte. Il convient juste de moduler sa pratique en fonction de l'usage envisagé et de ne pas tomber dans l’extrémisme.

-        Ensuite et surtout pour le dépouillement qu'elle demande, ce décapage, qui donne le besoin et la possibilité de s'engager dans une marche de longue durée, a toutes les chances de changer votre vie.

Oui, je sais, tout le monde ne peut pas se permettre trois à cinq mois de marche… facilement. Pas du tout ? Pensez-y fort : choisir cette priorité et se battre pour la concrétiser peut être le pivot d'une existence. Car si la MUL joue le rôle d'un premier décapant et d'une méthode indispensable, ma propre expérience m'a convaincu qu'une marche longue en bivouac est une excellente façon d'intérioriser la patience, la résilience, la simplicité pour enfin frôler le bonheur.

Et puis, il y a ces moments de grâce qui nous illuminent sans prévenir au débouché d'un col grandiose ou devant une simple fleur, un vent dans les herbes. Instants magiques où nous sommes submergés par un sentiment de plénitude, une envie de hurler de joie (parce) que le monde est beau et que, sans pouvoir l'expliquer, nous y participons de tout notre être. Des secondes qui repoussent vers l'insignifiance les petits tracas du quotidien face à l'immensité de la joie que nous avons trouvée au détour du chemin, mais qui est sans cesse à notre portée pourvu qu'on en ait conscience.

 

 

Livres[J5] 

Les Livres de Jean Romnicianu aux éditions Jacques Flament (jacquesflamenteditions.com) :

- Pacific Crest Trail / Carnet de route du Mexique au Canada

- Continental Divide Trail / 4200 km, carnet de route et préparation

- Petit guide du marcheur léger (parution début 2021)

 

La MUL décortiquée

Nombre d’informations et réflexions sur les aspects plus techniques, les comparaisons et les listes de matériel se trouvent sur le site de Jean : sahibvoyageur.fr


 [R1]Ok

 [J2]Titre non définitif. Cela dépendra notamment de comment on axera ce dossier et quelles accroche on choisira sur la couv et pour le mettre en avant.

En attendant, toutes idées de titres/sous-titres sont bienvenues ! J

 [R3]Je n'avais pas fait attention la première fois mais ta correction mettant au négatif la première phrase ne colle pas avec la deuxième "c'était MA roue" En effet, je veux dire en disant "Bon j'avais probablement réinventé la roue"  que j'avais réinventé quelque chose de bien connu, mais qu'au moins je me l'états ainsi réapproprié: "mais c'était MA Roue".

Si cela te semble alambiqué, on peut aussi dire: "Bon, je redécouvrais sans doute une évidence, mais qui devenait dès lors MON évidence" mais c'est moins rigolo.

 [R4]pas deux adverbes à la suite: remplaçons probablement par sans doute.

 [J5]@antho MEP : couv des 2 livres PCT et CDT à mettre

Télécharger
Fac similé de l'article dans Carnets d'Aventures, avec photos
Bivouac_Jean article final.pdf
Document Adobe Acrobat 3.6 MB

PACIFIC CREST TRAIL

5 mois de marche pour changer de vie

 

Article paru dans Carnets d'Aventures N°50, janvier-mars 2018

 

Marcheur depuis l'adolescence, j'ai fêté ma retraite en parcourant le Pacific Crest Trail, itinéraire de randonnée de 4.000 km du Mexique au Canada. Après six mois de rêve et trois de préparation, je pars fin mars. J'avais presque tout prévu sauf le plus important et beaucoup rêvé, mais bien trop petit.

Difficile d'imaginer la dimension supplémentaire que la durée apporte de radicalement différent à une telle expérience. On ne va plus d'un point A à un point B, on marche, jour après jour après jour; on vit sur le chemin, par terre, en pleine nature; la simplicité, la frugalité s'installent. Entre hypnotisme et émerveillement, la marche s'impose comme une drogue, pour elle-même. L'immensité de l'espace américain place le marcheur au centre d'un vide qu'il doit peupler: ça, je le l'avais pas prévu.

Marcher seul ou en groupe ou seul? Ce choix qui modifie radicalement le vécu du PCT.

En groupe, c'est profiter d'un camaraderie précieuse aux moments difficiles, aux soirs marqués de fatigue, aux heures noires de doute ou de douleur; c'est bénéficier de l'émulation qui apporte ce petit supplément de courage à l'instant où il fait le plus défaut; c'est tisser une fraternité dense. Mais c'est aussi masquer l'immensité par un sac à dos au premier plan et le silence par trop de paroles.

Mais marcher seul... ah, marcher seul! C'est sentir cette immensité se fondre en soi, c'est le silence qui rend présent, c'est le sentiment d'être à la naissance du monde. C'est la nuit qui murmure un chant d'appartenance pour peu que l'on se laisse pénétrer. C'est aussi des moments de doute, parfois de peur, à gérer tout seul en puisant dans des réserves ignorées. Vous l'aurez compris, je marche seul. Et je voudrais partager mon émerveillement.

J'apprends le PCT, ses lacets interminables, ses précieux dépôts d'eau établis par des âmes charitables, le sable et les cailloux qui roulent sous le pieds, le vent si violent parfois qu'on s'y heurte, s'y appuie, et la lumière, la lumière magique des petits matins froids, des couchers de soleils flamboyants. L'eau est une préoccupation constante, entre peur de manquer et horreur de trop porter: le prochain point d'eau, son existence, sa qualité deviennent une obsession.

les Anges du Trail  sont l'un des cadeaux du PCT. Ils offrent aux marcheurs qui un toit avec lits et douches, qui un repas ou des friandises sur le chemin, qui un transport. Leur gentillesse, leur générosité est sidérante et la chaude ambiance de ces havres souvent farfelus réchauffe le cœur. Le stop pour aller se ravitailler est facile: quelques minutes le plus souvent et il n'est pas rare qu'un conducteur fasse un large détour pour vous. Evidemment, pour un français, il est un peu surprenant de monter dans un pick-up encombré comme un grenier et de voir un révolver sur le tableau de bord: bienvenu aux USA!

L'arrivée à Kennedy Meadows marque la sortie du désert et laisse espérer la réussite du PCT. En cette fin avril, la météo est mauvaise sur la Sierra Nevada et la couverture de neige fraiche profonde: trop dur, trop incertain avec mon matériel léger, donc je vais sauter 650 km de Sierra: j'y reviendrai en juillet avec un ami.

Les cinq semaines suivantes seront éprouvantes mais magiques: le chemin a disparu sous deux mètres d'une bonne neige de printemps vierge de toute trace humaine, il fait un temps radieux et, en dehors des points de ravitaillement, je ne verrai plus âme qui vive durant trois semaines. La première journée est pénible mais ensuite, quelle merveille. Pouvoir inventer sa trace dans un monde ou toute trace de l'homme, même lointaine, a disparu: pas une maison, pas une route, pas une ligne électrique visible durant des jours et des jours. Le mauvais temps apporte son lot de fatigue, mais aussi de magie: nuages qui filent au raz des reliefs, brumes qui peuplent les forêts de lutins. Les tempêtes de l'hiver ont été féroces et des centaines de conifères sont tombés en travers du chemin: j'ai dû contourner, escalader ou ramper sous ces troncs.

Cela laisse des traces et il me faudra un peu de repos début juin  pour retrouver la joie simple de marcher sans être obnubilé par le désir d'arriver. Oui, le repos est indispensable pour durer, attendu avec impatience, mais urticant quelques heures plus tard. Car marcher devient l'état naturel du randonneur, nécessaire, indispensable au bonheur: la marche au long cours est une drogue addictive qui mène, si on y résiste pas de temps à autre, à l'épuisement et à la rupture. Que faire ? Se poser quelques heures, quelques jours, pour laisser l'émerveillement du chemin reprendre le dessus. Et la patience. Oui, la simple patience aux heures de déprime, de douleur ou de méforme: se dire que tout est transitoire, tout passe et qu'il suffit de continuer à mettre un pied devant l'autre en attendant d'aller mieux. Le temps est un torrent qui dévale les jours de forme, semble stagner en mares boueuses les jours de douleur, mais passe toujours pour peu qu'on l'oublie: je n'ai plus de montre.

Après Ashland, commencent les forêts de l'Orégon: un long tunnel vert de trois semaines avec de belles coulés volcaniques. Dans ces collines peu marquées et très boisées, définir son cap devient problématique et le GPS peine à trouver sa position: beaucoup de zig-zag donc avec juste assez de neige pour cacher le chemin mais pas assez pour effacer les troncs abattus. Très fatiguant même dans ces forêts splendides. L'Oregon se termine en beauté entre neige et fleurs en arrivant au mythique Pont des Dieux, le début du Washington.

Cet état est bien arrosé: j'y ai subi ma journée la plus froide, jour de pluie et neige fondue, les pieds dans le ruisseau qui a remplacé le chemin. Pieds mouillés ou pas, quels paysages! imaginez les aiguilles de Chamonix sur des kilomètres, des décors dignes des contes de fées, le Mt Adams dans toute sa gloire et la vue portant sur des centaines de kilomètres carrés de montagnes abruptes, de vallées profondes: j'en hurle de bonheur, je sais pourquoi je suis là. Les moustiques, hélas, continuent de penser que je suis là pour les nourrir.

Début juillet, je suis à White Pass, à 560Km du Canada, et il est temps de revenir en arrière pour faire les sections trop enneigées à l'aller : ces quinze jours resteront un de mes plus beaux souvenirs: j'ai atteint à cet endroit une harmonie parfaite, une totale sérénité contemplative. Ce fut un moment de méditation naturelle, de vie dans l'instant présent où l'effort était sinon aboli du moins assez détaché de moi pour n'être jamais une gêne. Pour des heures comme celles-là, je marcherais des mois.

 Ah, la Sierra Nevada! le Yosemite ! Sans conteste la belle section du PCT, l'impression permanente de se promener dans un décor en cinémascope géant, parmi les séquoias aux troncs spiralés, les dents granitiques, les dalles polies et les lacs. Chaque instant est un émerveillement, sans la moindre monotonie. Les lacs se succèdent, plus éblouissants les uns que les autres. Les dénivelés sont féroces et nous ne faisons que 20-25Km par jour en 10 ou 11 heures mais que c'est beau, que c'est beau. S'il n'y avait qu'une partie à faire, ce serait celle-là, sans aucun doute. Trois semaines les yeux écarquillés.

Trente-trois heures de bus inconfortables me ramènent ensuite dans le Washington et je récupère ma quatrième et dernière paire de chaussures: ça sent l'écurie et la machine s'emballe un peu: malgré de gros dénivelés quotidiens, je finirai le PCT sans jour de repos, à plus de 35Km par jour, sous la pluie et sur les rotules.

La fin d'un tel périple est une triste chose. Certes, on a besoin de repos, mais le chemin vous a changé. Le bruit et l'odeur des villes est devenu agression, l'espace manque, la futilité du consumérisme frappe.

Je repartirai. Pas tout de suite, non, mais dans quelques mois, pour la simplicité si gratifiante du chemin, lorsque six kilos suffisent et que le reste ne tient qu'à soi. Pour regarder en silence le moutonnement des crêtes, pour cultiver cette patience sereine qui est le principal moteur de cette aventure hors normes.

(Le récit complet de cette aventure, ainsi que tous les conseils pour la préparer, se trouvent sur le site www.sahibvoyageur.fr)

Télécharger
Fac similé de l'article dans Carnets d'Aventures, avec photos
article PCT dans CA.pdf
Document Adobe Acrobat 986.0 KB